1 Cet ouvrage est le premier volume d’une étude consacrée aux arrêts du parlement de Paris au XVIIIe siècle. L’auteur y présente la dimension et la doctrine définissant l’arrêt, pour réserver au second volume [1] l’analyse de la « physiologie » de ce type de textes dont on sait qu’ils sont, sous l’Ancien Régime, très nombreux, m al classés, mal conservés et pourtant jugés nécessaires à l’organisation du détail quotidien de la vie sociale, au bon ordre et à la paix publique.
2 Philippe Payen part d’une définition très générale : l’arrêt est « un instrument pour traduire en acte un pouvoir réglementaire » (p. 37). La connaissance des arrêts inclut celle du pouvoir réglementaire du parlement, ce que la doctrine pourrait éclairer, mais, l’arrêt étant essentiellement un instrument, il s’agit avant tout d’en repérer la mise en acte et le champ d’application. Si bien que la démarche fondamentale, vérifiée dans la quasi-totalité des chapitres, comprend trois moments d’inégale importance : l’examen de la doctrine qui, dans la majorité des cas, met en évidence son caractère incertain en la matière; l’examen des travaux des précédents historiens des arrêts de règlement; l’examen des arrêts eux-mêmes, qui fournit l’essentiel des développements et des propositions avancées.
3 La liste des sources (pp. 507-509) ne doit pas abuser par sa brièveté. L’auteur avertit que toutes les tentatives faites sous l’Ancien Régime pour établir le recueil des recueils d’arrêts ont échoué et qu’il a dû brasser quantité d’archives avant de dresser la liste finalement publiée où il a retenu les recueils qui avaient servi, une majorité de cotes puisées dans l’inextricable fonds Joly de Fleury, secondairement des fonds K, U et X des Archives nationales et à la Bibliothèque du Sénat. Les archives provinciales n’ont été consultées que pour le département des Bouches-du-Rhône. Pour les autres régions, l’auteur s’en remet aux études publiées, le travail étant centré sur le parlement de Paris.
4 Là est la première particularité de l’entreprise : le document de base est à la fois source et objet d’histoire. La seconde tient à la méthode historique adoptée. L’auteur précise lui-même que son travail appartient à l’histoire administrative mais se démarque des travaux actuels par son point de vue. P. Payen n’envisage pas d’écrire une histoire institutionnelle ou une histoire sociale de l’institution. Il n’interroge pas ses sources à l’aide de questions relevant d’autres sciences humaines et refuse toute possibilité de m odélisation pour le thème qu’il s’est proposé. Seule la recherche des sources archivistiques jugées propres au sujet est retenue. L’arrêt de règlement doit être éclairé par d’autres documents contemporains, par exemple toute la correspondance échangée à son sujet se rapportant explicitement à lui. Le tout sera soumis aux rigueurs de l’analyse critique à la hauteur des exigences de l’Introduction aux études historiques de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos (1898). Le recours à l’héritage le plus solide du positivisme historique est ici chargé de donner le m aximum de scientificité à une étude qui veut montrer que le parlement, au XVIIIe siècle, a d’autres activités que de s’opposer systématiquement aux réformes modernisatrices de la m onarchie et que sa fonction administrative est d’une grande utilité pour la vie paisible du royaume.
5 L’histoire faite ici sera donc résolument celle des pratiques administratives dont l’importance a été, d’après l’auteur, le plus souvent sous estimée par les historiens de l’administration, ici orientée principalement vers l’étude de l’activité réglementaire. Neutralisant autant que possible le « je » de celui qui écrit l’histoire, annonçant qu’il refuse de se situer sur le terrain d’un jugement de valeur sur les faits et gestes des parlementaires, l’auteur assigne à son étude le but le plus objectif possible : « Connaître l’administration qui prépare des arrêts, sa collaboration avec d’autres administrations souvent plus connues, connaître les directives éventuellement données par cette administration parlementaire aux autres administrations. »
6 L’ouvrage est composé de trois chapitres, chacun divisé en quatre sections. Le premier situe les limites du pouvoir réglementaire du parlement par rapport à la capacité réglementaire des cours inférieures, des cours souveraines et des concurrents directs des parlements. Le deuxième, central dans l’organisation générale de l’ouvrage, illustre justement le rôle pivot du procureur général nommé par le roi et placé en situation d’intermédiaire entre le Conseil, les chambres et les substituts des cours inférieures qui, à tous les niveaux, communiquent avec lui et reconnaissent en lui un interlocuteur, un conseiller et une autorité. Le troisième précise la fonction législative du parlement et la position de nature législative mais subordonnée de l’arrêt.
7 Ce travail, considérable par la minutie des analyses de fond et de forme des arrêts, innove pourtant moins par la thèse soutenue que par la mise en évidence des traits de la vie administrative. Aux principes autrefois magistralement exposés par François Olivier-Martin et, plus récemment par Steven Kaplan, P. Payen n’ajoute en effet que des retouches ou des développements. En revanche, en se plaçant du point de vue interne, résolument organique, il met en lumière deux choses essentielles : l’inscription de la fonction administrative dans l’organisation des institutions judiciaires; la distinction, mais non la rupture radicale, entre justice et administration. Pour ce faire, il lève le voile sur ce qui, en France, resta longtemps opaque, car les règles des pratiques des bureaux qui, outre-Rhin font l’objet, dès le début du siècle, d’un enseignement spécial dispensé dans les universités, la « science camérale », n’y sont pas fixées, sinon par une pratique installée spontanément, semble-t-il, sous l’effet des nécessités imposées par le développement de l’appareil d’État. Si bien que les apports principaux de l’ouvrage concerne trois thèmes majeurs : la relation entre ordonnances locales et arrêts; le rôle du procureur général dans l’application de la police générale; le travail de bureau au niveau du parlement.
8 Dans la première partie, P. Payen se livre à l’étude anatomique de l’ordonnance dont il décrit la forme, l’élaboration, l’exécution, la fonction, la compétence, l’impulsion et l’orientation. Au total, il se dessine une différence entre les relations judiciaires et administratives du parlement avec les cours inférieures concernant la police. Dans le premier cas, la hiérarchie est respectée (la justice seigneuriale fait appel devant les justices supérieures), dans le second, elle peut être court-circuitée (une justice seigneuriale peut s’adresser directement au procureur général). D’une façon générale, cette dérogation au droit commun est justifiée par le fait qu’il s’agit de police et de « sûreté publique », le devoir de police supposant que l’on réponde à des situations d’urgence. Les ordonnances de police demandent en effet une exécution immédiate, ce qui exclut l’appel suspensif; elles supposent des dispositions pour une exécution non différée et ceci grâce à l’exécution « par provision ». Dans nombre d’exemples, on rencontre, même à l’échelle locale, le rôle du procureur général, essentiel notamment pour l’impulsion et l’orientation de l’ordonnance. Soit que les officiers aient recours à ses conseils, soit que le procureur soit informé par des particuliers, il enjoint d’avoir recours à l’ordonnance. Le procureur a tendance à préconiser l’ordonnance plutôt que l’arrêt, même lorsque celui-ci est sollicité par les officiers. Si bien que, homologuée ou non, l’ordonnance ne peut être considérée comme l’émanation des juges locaux m ais plutôt comme l’oeuvre du procureur général. L’examen des exemples m ontre que les officiers sont souvent hésitants et soumettent parfois préalablement les cas au procureur général, ou bien se font rappeler à l’ordre par lui, ce qui rend manifeste le caractère indispensable du contrôle du procureur.
9 L’étude met donc en évidence la relation entre le droit de police et le droit de justice, et donne le critère pour repérer la différence entre une activité judiciaire et une activité de police. Que la police s’exerce directement à partir des différents ministères ou du Conseil, ou qu’elle soit l’affaire du parlement, elle relève dans les deux cas de procédures d’urgence justifiées par la nécessité de préserver l’ordre public.
10 P. Payen expose ensuite le rôle de la police générale. Elle relève exclusivement du parlement qui légitime cette exclusivité par le droit de ressort et l’enregistrement des lois de police générale prises pour tout le royaume, et auquel il peut seul procéder. Au nom de ses origines historiques, la grand’chambre, coeur du parlement, a vocation à s’occuper de police générale, bien sûr amputée de la « police de l’État » (lois du gouvernement et polices spécialisées), étant entendu que la police de l’État ne se réduit pas aux affaires de haut gouvernement (guerre, affaires étrangères, marine, finances), car le roi exerce le pouvoir suprême de police, par exemple en matière de subsistance ou de salubrité. À l’échelon provincial, l’intendant a la charge de la police de l’État, mais il dispose simplement d’une police d’attribution, donc limitée. Pourtant, la police générale a le pouvoir de contrôler l’administration, définie comme le prolongement de l’action du gouvernement, dans le cadre de la législation existante, par la médiation du procureur général. Si donc la cour souveraine de justice a la police générale et le pouvoir de contrôle de l’administration, le judiciaire domine l’administratif, ce qui, souligne l’auteur, n’a rien de choquant et justifie une lecture critique des commentaires de l’édit de Saint-Germain (1641) souvent retenu comme point de départ de l’émancipation de l’administratif par rapport au judiciaire. Soucieux avant tout de montrer à quel point le parlement est actif en matière administrative, P. Payen fait du chapitre consacré au contrôleur général la partie centrale du livre, mais c’est finalement l’étude de la tenue des assemblées et du travail du bureau du parlement de Paris au XVIIIe siècle qui fournit les apports les plus neufs.
11 Homme charnière, le procureur général, deuxième officier du parlement, est en relation avec le ministère (secrétaires d’État, chancelier, Grand Conseil) et participe à ce titre à deux types de réunions. Les assemblées officielles (de police, en compagnie du président du parlement, du lieutenant général de police, éventuellement du prévôt des marchands; de législation et de jurisprudence, où les gens du roi, chez le président du parlement, assurent le secrétariat, fournissent les instruments de travail, clarifient et facilitent l’élaboration des arrêts de règlement). Les réunions informelles, dont l’auteur a reconstitué l’existence grâce à une documentation hétérogène, peuvent prendre deux formes : celle de rencontres entre le procureur général et le premier président, plus un ou quelques autres participants occasionnels. Celle d’une conférence entre le procureur général et un conseiller privilégié, catégorie forgée par P. Payen qui a repéré, parmi les trente-six conseillers de la Grand Chambre, des noms qui reviennent plus souvent que d’autres : l’abbé Terray, l’abbé Sahuguet d’Espagnac, Adrien Le Febvre d’Ammécourt. La position du conseiller privilégié est établie tant à l’intérieur du parlement qu’à l’extérieur, et le procureur général ou le premier président, les ministres ou les intendants savent à quel conseiller ils doivent s’adresser. On le consulte par communication des documents, par conférence ou par voie épistolaire. Sa compétence paraît universelle (législation, règlement sous toutes leurs formes). Son intervention semble de droit dans certains domaines, à tel point que son absence, due aux vacances judiciaires, retarde l’avis que le procureur général doit donner au garde des sceaux. La qualité de consultant l’emporte sur celle de rapporteur. Son rôle dure autant que sa présence à la grand’ chambre et ne cesse qu’à sa m ort ou avec l’exercice d’autres fonctions. Après ce travail en petit comité, c’est à lui de se tourner vers le parlement soumis au régime délibératif.
12 L’examen du travail de bureau fait par le procureur général et son personnel apporte également un éclairage neuf sur les tâches administratives telles qu’elles s’organisent dans les organismes centraux au XVIIIe siècle. La correspondance joue un rôle essentiel, qui met en action les substituts et nécessite la disposition d’un fonds documentaire permanent, archives, répertoires, bibliothèques, autant d’éléments qui témoignent qu’une administration s’est développée à l’intérieur de la structure judiciaire d’Ancien Régime où l’écriture et la conservation des écrits sont de tradition. La variété de la forme de ces écrits est elle-même instructive car elle établit la distinction entre l’écriture judiciaire et administrative. On sait que la première est tenue à un rigoureux formalisme qui l’officialise et lui donne autorité, et l’on voit ici que la seconde vise à l’efficacité pratique et tend à établir des rapports plus directs entre les acteurs, quitte à estomper un peu les questions de préséance. Toutes les étapes de la vie des bureaux mériteraient d’être précisément reconstituées.
13 Pour être convaincu par la thèse principale de P. Payen, il faudrait sans doute pouvoir évaluer, en regard de l’activité administrative du parlement, celle du Conseil du roi et des principaux commissaires royaux. Différences à apprécier tant en volume qu’en importance des matières traitées. Il reste sans doute l’essentiel de cette recherche : une connaissance plus fine et plus détaillée de l’activité du parlement de Paris dont l’ampleur et l’importance, au XVIIIe siècle, paraissent finalement homogènes au développement général de l’administration centrale du dernier siècle de l’Ancien Régime.
14 NICOLE DYONET